Etablissement de la vérité et détermination des responsabilités
Considérant que la période couverte par le mandat de l’IER est la plus longue qu’une commission de la vérité ait eu à traiter (43 ans), que les crises de violence politique qui ont occasionné des violations graves des droits de l’Homme sont de nature très variée et ont impliqué de nombreux acteurs étatiques, et parfois non étatiques, et l’absence d’une documentation fiable et de travaux académiques sur certains épisodes de l’histoire du temps présent au Maroc, le travail de l’IER en matière d’établissement de la vérité a pris plusieurs formes.
Les auditions publiques des victimes, diffusées sur les médias publics, les centaines de témoignages enregistrés et conservés dans les archives de l’Instance, les colloques académiques et les dizaines de séminaires organisés par l’IER ou ONG de toutes natures ont permis d’amplifier le débat public pluraliste et serein sur près d’un demi-siècle de l’histoire nationale. Ces activités ont permis aussi d’avancer de manière considérable dans l’établissement de la vérité sur plusieurs épisodes de cette histoire et types de violations, restés jusque là marqués par le silence, le tabou ou la rumeur, dont notamment, la question des disparitions forcées.
Cette notion a en effet couvert dans le débat national sur la question des droits de l’Homme plusieurs catégories de personnes dont le sort est demeuré inconnu. Afin de clarifier cette situation, l’IER a adopté une méthodologie de travail en deux phases parallèles.
Les enquêtes de terrain : qui ont notamment comporté des entretiens systématiques avec les familles des personnes portées disparues, le recueil de témoignages d’anciens disparus « réapparus » libérés, des visites de constatation in situ et d’enquête dans les anciens lieux de détention ou de séquestration et l’audition d’anciens gardiens ayant exercé dans ces lieux.
La recherche documentaire et l’examen des archives : L’IER a ainsi rassemblé et analysé l’ensemble des documents disponibles au niveau national et international (listes, sites web, rapports, etc. ) faisant référence, à un titre ou un autre à des cas de disparition (listes des ONG marocaines, listes fournies par Amnesty International, documents du Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires -GTDFI-, ...) et procédé à l’examen des réponses des forces de sécurité et, dans les cas de violations survenues dans les contextes de conflit armé, de celles de l’armée ainsi que les documents disponibles du Comité international de la Croix Rouge (CICR).
Au terme de ce travail d’audition, de recoupement des sources et d’examen des réponses reçues de la part des autorités, l’IER a abouti aux résultats suivants.
L’IER a localisé avec précision les lieux de sépulture et déterminé l’identité de 89 personnes décédées en cours de séquestration à Tazmamart (31), Agdez (32), Kal’at Mgouna (16), Tagounite (8), Gourrama (1) et près du barrage Mansour Ad-Dahbi (1).
L’IER a localisé les lieux de sépulture et déterminé l’identité de 11 personnes décédées lors d’affrontements armés dont un groupe de 7 personnes décédés en 1960 (Groupe Barkatou et Moulay Chafii) et un autre de 4 personnes en 1964 (Groupe Cheikh Al Arab).
Les investigations de l’IER ont permis de déterminer que 325 personnes, considérées pour certaines comme faisant partie de la catégorie des disparus, sont en réalité décédées lors des émeutes urbaines de 1965, 1981, 1984 et 1990, du fait d’un usage disproportionné de la force publique lors de ces événements. Ce chiffre global se décompose ainsi : 50 victimes durant les événements de Casablanca en 1965 ; 114 durant les événements de 1981 à Casablanca et 112 à Fès en 1990. Pour les événements de 1984, l’IER a abouti au chiffre global de 49 victimes réparties comme suit : 13 victimes décédées à Tétouan, 4 à Ksar El Kébir, 1 à Tanger, 12 à Al Hoceïma, 16 à Nador et les localités avoisinantes, 1 à Zaïo et 2 à Berkane. Une source médicale a indiqué à l’IER que le chiffre global des victimes à Casablanca en 1981 est de 142. Cette information reste à vérifier. L’IER a pu déterminer dans certains cas et l’identité et le lieu d’inhumation des victimes, dans d’autres les lieux d’inhumation sans parvenir à préciser l’identité des victimes, et enfin dans certaines circonstances l’identité des victimes sans aboutir à localiser les lieux d’inhumation. A une exception (Casablanca, 1981), l’IER a pu constater que les victimes avaient été enterrées nuitamment, dans des cimetières réguliers, en l’absence des familles, sans que le parquet ne soit saisi ou n’intervienne.
L’IER a par ailleurs pu déterminer que 173 personnes sont décédées en cours de détention arbitraire ou de disparition, entre 1956 et 1999, dans des centres de détention tels que Dar Bricha, Dar Al Baraka, Tafnidilte, Courbiss, Derb Moulay Chérif, etc.), mais n’a pu déterminer les lieux d’inhumation. 39 cas relèvent des événements des premières années de l’indépendance, impliquant pour partie la responsabilité d’acteurs non étatiques. Les années 1970 ont enregistré le nombre le plus élevé de décès (109 cas) alors que les décennies suivantes ont connu une nette régression : 9 cas pour les années 1980 et 2 cas pour les années 1990.
Dans le contexte du conflit dans les provinces du sud, les investigations de l’IER ont permis de clarifier le sort de 211 personnes présumées disparues. 144 d’entre elles sont décédées durant ou à la suite d’accrochages armés. Pour 40 d’entre elles, les identités, les lieux de décès et d’inhumation, ont été déterminés. Pour 88 autres, si l’identité a pu être déterminée et le lieu de décès localisé, les lieux de sépulture ne sont pas encore connus. 12 personnes décédées n’ont pu être identifiées, alors que 4 autres, blessées, arrêtées et hospitalisées sont décédées dans les hôpitaux et ont été enterrés dans des cimetières localisés. Enfin, 67 personnes présumées disparues ont été reconduites à Tindouf en Algérie par l’intermédiaire du Comité international de la Croix Rouge en date du 31 octobre 1996.
En conclusion : Les investigations de l’IER ont permis d’élucider 742 cas, toutes catégories confondues ; l’IER a acquis la conviction que soixante-six (66) autres cas de victimes qu’elle a analysé rassemblent les éléments constitutifs de la disparition forcée et considère que l’Etat a l’obligation de poursuivre les investigations entamées par ses soins, afin d’élucider leur sort. Les investigations menées par l’IER ont permis de progresser vers cette élucidation. Il reste à tirer profit de l’expérience accumulée et des éléments, témoignages et indices rassemblés, et qui font partie des archives de l’IER.
Ceci étant, des difficultés ont entravé la recherche de la vérité, parmi lesquelles, figurent notamment la fragilité de certains témoignages oraux auxquels l’Instance a remédié par le recours à des sources écrites, l’état déplorable de certains fonds d’archives nationales quand elles existent, la coopération inégale des appareils de sécurité, l’imprécision de certains témoignages d’anciens responsables et le refus d’autres de contribuer à l’effort d’établissement de la vérité.
Au terme de ses travaux, l’Instance estime qu’un progrès significatif a été enregistré, entre janvier 2004 et novembre 2005, quant au degré d’établissement de la vérité sur les graves atteintes aux droits de l’Homme qu’a connu le Maroc. |